Tenshi no Tamago, les Fantômes dans la Coquille

Parce que quarante ans, ce n'est pas rien, et qu'il faut fêter ça dignement, l'Encre et les Toiles vous propose un tour d'horizon exhaustif (autant qu'il soit humainement possible) de ce chef d’œuvre étrange et cérébral, qui n'aura après la lecture (presque) plus de secrets pour vous !

 

 

Orléans, 1995. Les spectateurs présents à la Biennale ne le savent pas encore, sans doute, mais ils se souviendront longtemps (pour ne pas dire : toujours) de ce moyen métrage hors-norme qu'ils ont pu découvrir sur grand écran, sans réaliser quelle chance fut la leur ni qu'ils vivaient alors un instant historique - puisque (presque) unique à ce jour, et à l'échelle mondiale.

 


Car en dépit de ses qualités plastiques manifestes et de certaines idées reçues dans le milieu de la critique, Tenshi no Tamago n'est pas un film de cinéma, mais bien une O.V.A., par nature destinée au marché de la VHS.


Une drôle d’œuvre, à tout le moins, non pas parce que divertissante ou pleine d'humour (on en est loin), mais parce qu'étrange, inclassable, inquiétante, voire intellectuellement perturbante, cultivant à dessein les questions sans réponse et les circonvolutions hermétiques comme jamais l'animation japonaise auparavant (malgré d'illustres prédécesseurs dans ce domaine, et notamment l'incontournable trilogie d'Eiichi Yamamoto, Belladonna of Sadness en tête).

De mémoire d'otaku, c'était une grande première, et il se passerait encore de nombreuses années avant que le média ose se montrer si téméraire.

Non sans raison, du reste, car Tenshi no Tamago est un miraculé, littéralement, le fruit de la rencontre de deux génies en devenir, l'illustrateur freelance Yoshitaka Amano, fraîchement sorti du giron de la Tatsunoko, en quête d'une voie qui lui est propre, et Mamoru Oshii réalisateur subversif dont le carcan des séries grand public lui pèse chaque jour davantage (au point de lui valoir quelques désaccords houleux avec Rumiko Takahashi, dont il s'est approprié peu à peu l'Urusei Yatsura sur petit écran).


Or ce film touché par la grâce (d'un ange, risquerons-nous), tenu à l'international pour être l'un des chefs d’œuvre de la japanimation contemporaine, aurait bien pu sonner le glas de leurs carrières (les tuer dans l’œuf, pour filer le parallèle), en cela qu'il est d'abord le récit d'un double échec, lequel aura marqué à la fois le commencement et le terme d'un chemin de croix créatif entamé des années plus tôt dans un autre registre. Registre inattendu, le mot n'est pas faible, puisque associé à un personnage culte au Japon comme en France, aujourd'hui presque autant qu'hier, et que nous connaissons sous le nom d'Edgar de la cambriole, ou Vidocq, alias Lupin the IIIrd, sulfureux monte-en-l'air créé par le mangaka Monkey Punch en 1967.


Lequel s'invite dans les salles obscures dès 1978 avec le Secret de Mamo, premier film cinéma à lui être dédié, puis l'année suivante dans le Château de Cagliostro, sous la houlette d'un certain Hayao Miyazaki, que l'on ne présente plus et qui a su donner à la licence un nouveau souffle, en lui injectant de sa sensibilité, sa poésie, son incomparable sens de l'émerveillement, trahissant sans vraiment trahir l'antihéros et son public à l'occasion de ce qui fut son premier long métrage. Mais en dépit d'une réception d'abord un peu frileuse (pour les raisons évoquées ci-avant), les producteurs décident de poursuivre sur cette lancée et de confier l'épisode suivant à un autre artiste prometteur : Mamoru Oshii. Qui rêve pour sa part de travailler un jour avec Amano depuis que ce dernier a quitté la Tatsunoko en 1977. Aussi l'embarque-t-il dans un projet narratif fou, envoyant Lupin et sa bande dérober le fossile d'un ange tandis qu'un scientifique dément décide d'élever une tour en plein Tokyo avant de se donner la mort... 

 

 

Un projet narratif tellement fou, en réalité, que les producteurs s'effrayèrent des libertés prises avec le manga et préférèrent aller frapper à une autre porte (à savoir : celle de Suzuki Seijun et Yoshida Shingetsugu, qui reprirent superficiellement quelques-unes de ces idées en toile de fond de l'Or de Babylone, sorti en 1985. Oshii, lui, recyclera une partie de sa trame en 1989 dans le premier film de Patlabor).


Retour à la case départ pour le tandem qui, loin d'en prendre ombrage, y voit l'opportunité de travailler ensemble en totale indépendance, sans avoir à se conformer à un quelconque cahier des charges ou aux attentes souvent matérialistes des financeurs. Ils sont tous deux en début de carrière, auréolés de leurs précédents succès populaires mais pas encore officiellement adoubés par l'industrie de l'animation mainstream, vivotant à la marge de ce milieu dans lequel ils espèrent laisser durablement leur marque, à la croisée des chemins, un pied hors du système, un pied à l'intérieur ; et c'est précisément cette situation liminaire qui leur permet de donner naissance à une œuvre si radicale, à ce point éloignée des codes en vigueur dans ce domaine. Le projet se serait-il présenté à eux un an plus tôt, ou plus tard, qu'il n'aurait certainement pas pu se concrétiser sous cette forme, ou en tout cas pas avec une telle liberté de ton. Quittant la préproduction du film de Lupin avec seulement quelques concepts arts en poche, dont un magnifique fossile d'ange (dévoilé au public en 1984 dans le n°10 du magazine Animage), ils brodent autour de ces images quasi-subliminales, et (avec l'appui conjoint du studio Deen et de l'éditeur Tokuma Shoten) accouchent en décembre 1985 d'une parabole mystique de 71 minutes, dont la complexité laissera le grand public sur le carreau.


Tout entier tissé de non-dits et de symboles, cette promenade initiatique dans les rues d'une cité en ruines a en effet de quoi rendre perplexe (voire agacer les esprits les plus cartésiens) tant sa narration semble s'obstiner à ne rien narrer, et son propos (s'il en est un) échapper à l'intellection, le sens de l'entreprise se dérobant jusqu'à la dernière scène... tout comme la jeune héroïne sans nom se dérobe elle-même à l’œil d'un immense soleil artificiel pour arpenter la ville en quête de vivres (pense-t-on) et de menus trésors à ajouter à sa collection. Sous les plis de sa jupe, elle emporte avec elle un œuf énorme et mystérieux, qu'elle se fait un devoir de protéger avec une ferveur maternelle. La suite, on la connaît : en chemin, elle croise celui d'un jeune soldat qui lui emboîte le pas pour l'entraîner dans les entrailles du monde, où il finit par lui subtiliser l’œuf et par le briser, au prix de la vie de l'enfant.

 

 

Un récit lent, abscons, contemplatif, qu'il est possible d'interpréter de mille façons sans qu'aucune soit bonne ou mauvaise, à la manière d'un test de Rorschach (celles-ci étant plus révélatrices de la personnalité de l'observateur que du contenu du film lui-même). Parabole biblique sur la tentation du savoir et la perte de l'innocence, fable féministe sur le traumatisme du passage de l'état de fillette à femme adulte, allégorie de l'opposition entre principe mâle et principe femelle, humain et divin, science et foi, catholicisme et paganisme, rêve et réalité, progrès et statu quo, chacun ira de sa propre lecture, en fonction de son vécu et de son cheminement intérieur – Oshii lui-même ayant déclaré n'avoir aucune idée du sens profond de son histoire.


Alors que de longs cheveux translucides s'animent au moindre souffle et que les personnages mutiques n'en paraissent que plus expressifs, qu'ils soient candide (elle) ou taciturne (lui), le réalisateur signe un story-board d'une rare élégance, alignant des plans à la photographie aussi variée qu'impeccable, préfigurant les séquences introspectives des Patlabor et des Ghost in the Shell. Le tout, magnifié par les décors anxiogènes de Shichirô Kobayashi (d'après les croquis préparatoires d'Amano) et le soundtrack expérimental de Yoshihiro Kanno (musicien de formation classique n'ayant composé qu'à deux reprises pour le cinéma d'animation). Quant au style si atypique dudit Amano, jamais auparavant il n'avait été si bien transcrit à l'écran (le premier film de Vampire Hunter Dreste une déception sur ce plan, y compris pour l'artiste lui-même), chaque séquence s'abordant moins comme une scène d'animé que comme une peinture en mouvement, épinglée dans les pages d'un artbook vivant ou au mur d'un musée en réalité augmentée (on rêverait d'une belle projection dans les Carrières de Lumières...).

 


Au-delà, jamais Oshii lui-même n'aura eu les coudées si franches pour explorer ses territoires cinéphiliques de prédilection, à commencer par ce jusqu'au-boutisme qui caractériserait par la suite ses films live (The Red Spectacles, Stray Dog, Talking Head, Tashiguishi-Retsuden, et dans une moindre mesure Avalon, Assault Girls et Garm Wars...), à tel point qu'on retrouve (à peine dissimulé sous le celluloïd) tout l'amour artistique qu'il voue aux grands noms de la Nouvelle Vague. De sorte qu'on pourrait considérer Tenshi no Tamago comme un film d'animation français (comprendre : dans l'âme) réalisé par des japonais, plutôt qu'une œuvre nippone à part entière, ce qui expliquerait conjointement son échec dans son pays d'origine et son succès chez nous (à tel point que le communiqué de presse de l'exposition Fantasy in Daylight - consacrée par la Chine à Amano en 2019 - soulignait explicitement ce succès sous nos latitudes, dont il entendait faire un gage de qualité).


Mais si cette reconnaissance timide de la France (considérée alors à l'étranger comme pays des arts et de la culture par excellence) a contribué à sauver le film de l'oubli, ce sont surtout les succès populaires respectifs d'Amano (avec Final Fantasy) et d'Oshii (avec Ghost in the Shell) qui ont permis de faire évoluer positivement le regard du public sur leur travail, sans jamais tout à fait réhabiliter celui-ci non plus, hors le champ des spécialistes.

Reconnaissance tardive qui lui vaut de n'avoir pas été exploité commercialement, au grand dam des collectionneurs : tout au plus les fans hardcore pourront-ils se procurer quelques goodies promotionnels d'époque, la plupart offerts par le magazine Animage - dans les pages duquel il était également possible de découvrir une poignée d'illustrations sur celluloïd inédites signées Yasuhiro Nakura, directeur de l'animation. 

 


 


Posters, cartes postales, index cards pour cassette audio, mini guide-book, calendrier ou médaillon en métal couleur bronze (reprenant le titre sous forme stylisée), rien de plus consistant à se mettre sous la dent, hormis ultérieurement quelques lithographies, la bande originale (disponible sur support vinyle, cassette audio et compact disc) et les quatre beaux ouvrages qui lui ont été consacrés  :


- Shojo Ki (Tokuma Shoten, 1985), un récit de 40 pages grand format (34 x 21,4 cm) publié en sens européen, réédité en 2004 (avec de nouveaux commentaires de l'artiste), puis en 2017, en lequel on peut voir une prequel, ou une histoire alternative, présentant une vision détachée de celle de Oshii : plus légère, plus positive, lunaire plutôt que désabusée, plus proche de la fable enfantine (la présence de Pierrot et Harlequin ne trompe pas) où tout est bien qui finit bien - le jeune homme étant totalement absent de cette courte aventure dessinée par Amano sur un texte de Ritsuko Araki (à qui l'on doit aussi la novélisation du moyen métrage 1001 Nights, dont ce même Amano a assuré la direction artistique en 1998).

 



- The Art of Tenshi no Tamago (Tokuma Shoten, mars 1986, 198 p., format A4) Le artbook officiel, regroupant dessins préparatoires, illustrations et photos comparatives, lequel a connu une réédition augmentée en 2004.

 



- Tenshi no Tamago E-conte (Tokuma Shoten Bunko, 1985, 164 p., format A5) le storyboard officiel de Mamoru Oshii, publié dans son intégralité (417 scènes). Il fut réédité en 2004, puis en 2013, avec l'ajout d'une postface d'Hayao Miyazaki.

 

 



- Tenshi no Tamago Animage Bunko (novembre 1985, réédité en 2004, 158 p., format A6), la novélisation du film, entièrement composée de layouts d'Amano (déjà reproduits dans The Art of, mais ici recadrés à des fins illustratives ; comme ce fut pareillement le cas pour le calendrier sus-mentionné). Un ouvrage essentiel dont on trouve les prémices en noir et blanc dès juin 1985 dans le n°1 du doujin (fanzine) Tenchan Sawagi, que le peintre a dirigé le temps de deux numéros et dans lesquels il a publié articles, croquis, idées et hommages en tous genres que ses amis d'alors rendaient à son univers (Tenshi no Tamago compris, lequel n'échappe pas aux tendres outrages de la parodie dans le n°2).

 

 




À noter que quelques pages supplémentaires lui sont consacrées dans le artbook Imagine (où Amano détaille étape par étape le processus de création du chara-design du jeune homme, qu'on retrouve dans le artbook hybride édité par Black Box), et deux autres centrées sur les décors dans le artbook Kûki o kaku kijutsu de Shichirô Kobayashi, qui l'affiche également (insigne honneur !) en couverture.

Car en dépit de son caractère confidentiel et sa réputation d'exigence, Tenshi no Tamago n'en finit pas de hanter (c'est le mot juste) ceux qui l'ont vu hier autant que ceux qui le voient aujourd'hui – jusqu'à ses créateurs eux-mêmes, dont les parcours artistiques portent l'empreinte comme gravée au fer rouge, à même la chair, pour matérialiser une parenté inconsciente ou revendiquée. Chez Oshii, outre le surréaliste Twilight Q2 sorti en vidéo deux ans plus tard, on pense notamment à ce plan mythique de Ghost in the Shell, dans lequel l'héroïne remonte vers la surface au terme d'une séance de plongée et fait face à son reflet, le temps d'un dédoublement existentiel (à l'opposé du sort tragique réservé à la petite fille, laquelle s'enfonce dans les profondeurs au lieu de revenir au monde), ou au combat final contre le tank dans le musée, ses gargouilles en forme de poissons et l'image de l'arbre de l'évolution criblé de balles, version modernisée du motif que le jeune homme effleure du plat de la main au début de son monologue.

 

 


 Impossible de ne pas penser aussi au manga Seraphim : 266,613,336 Wings, qu'Oshii a co-créé avec son compère Satoshi Kon (Perfect Blue, Paprika, ...), dans lequel se rejoignent pêle-mêle références mystiques, fossiles, anges et fillette au fil d'un récit fascinant, mais inachevé, du fait de tensions créatives entre les deux géants. 

 


Même constat chez Amano, que ce soit dans son court métrage pour le film anthologique TenNights of Dreams (Yume Jû-ya, sorti en 2006, d'après un recueil de nouvelles de Natsume Soseki, dont il signe le septième segment) : un bateau-monde baroque plongé dans l'obscurité de la nuit, deux personnages amnésiques qui se cherchent et se fuient (une jeune fille lumineuse, un jeune homme vêtu de ténèbres), une chute vers l'océan, une noyade, un cœlacanthe... bien que la forme retenue soit ici soit celle de l'animation en CGI, le spectateur est en terrain connu. 

 



Pareillement, marins maudits et bateau à la dérive sont au cœur du moyen métrage en images (presque) fixes Fantascope – Tylostoma (2006 pareillement), écrit et réalisé par ce même Amano dans le cadre du projet Ga-nime, initié par la Toei pour fêter ses cinquante années d'existence. 

 


Quant à la figure du cœlacanthe, elle refaisait encore tout récemment surface sous l'aspect d'un vaisseau spatial dans la mini-série d'animation en CGI Exception, sortie en octobre 2022 sur la plate-forme Netflix. 

 


C'est dire si la collaboration a laissé des traces, tant et si bien qu'on retrouve même la petite fille sans nom, incrustée dans une photographie noir et blanc, assise sur un banc, les yeux clos, l’œuf sur ses genoux, le dos tourné à un carrousel, pour les besoins d'une lithographie unique en son genre dans la production de l'artiste (guère coutumier de productions si composites), dont le tirage fut limité à dix exemplaires. 

 


Et c'est à une autre enfant aux cheveux clairs, perdue dans un univers onirique (française, celle-ci, la boucle est bouclée) qu'il consacre son album EMMA – Rêve de petite fille en 2020, dans un format identique à Shojo Ki, au nombre de pages près.


Mais cette influence ne s'arrête pas là, évidemment, elle se prolonge de génération en génération par l'intermédiaire d'héritiers spirituels tel que l'iconoclaste et ambigu Re:Cyborg 009 (2012) de Kenji Kamiyama (Ghost in the Shell Stand Alone Complex, Eden of the East, …), avec ses références bibliques à foison et son propre fossile d'ange ; 

 


ou le BLAME! Ver. 0.11: salvaged disc by Cibo (2003) de Shintaro Inokawa (the Soultaker, Gensomaden Saiyuki, …), tout aussi hermétique que son modèle, dont il reprend à son compte certains symboles et outrances esthétiques ornementales (motifs d'œil, ombres de cœlacanthes projetés aux murs, ...) au profit d'une nouvelle déambulation mutique dans une cité tentaculaire, mais dans un cadre narratif cyberpunk adapté du manga de Tsutomu Nihei...

 



 

Quant à sa pérennité hors des frontières nippones, elle a parfois emprunté des voies surprenantes, pour le moins détournées, car si le connaisseur français attend toujours une sortie officielle (elle fut très brièvement annoncée chez Manga Vidéo, aux premiers temps de la japanimation sur notre territoire, mais le projet n'aboutit pas – et c'est sans doute une chance considérant le sort peu enviable que cet éditeur réservait à ses acquisitions, de la censure des Ailes d'Honneamise à l'ajout de lignes de dialogues ou aux réécritures de certains jusqu'au contresens, comme ce fut le triste cas pour Patlabor 2), quelques centaines de spectateurs anglophones ont jadis été profondément bouleversés par le visionnage d'une série Z australienne intitulée In the Aftermath (Angel Never Sleeps), sortie en 1988 pour le marché de la vidéo et composée au tiers d'extraits de l'animé. 

 


Transposant son propos dans un cadre SF post-apocalyptique (très) petit budget, ce collage étonnant autant que sacrilège aura permis à l’œuvre d'entamer une seconde vie hors des frontières de son pays d'origine, sous l'impulsion du jeune réalisateur belge Carl Colpaert et à la demande du producteur Tom Dungan, lequel avait obtenu les droits du film par accident. Il n'était en effet pas rare à cette époque qu'un éditeur achète des œuvres bon marché par lots plutôt qu'au cas par cas, et Tenshi no Tamagos'est trouvé dans l'un de siens sans qu'il sache quoi en faire. Convaincu, non sans raison, que son cœur de cible n'y serait pas réceptif (il vendait essentiellement des films de monstres russes ou japonais, dont il ne conservait que les séquences costumées, remplaçant les scènes plus traditionnelles par d'autres tournées avec des acteurs anglophones), il a donc fait écrire une histoire claire, facile d'accès, qui lui permettrait d'exploiter cette matière première à peu de frais. Ainsi les deux protagonistes y « gagnent »-ils un prénom, le jeune homme devenant l'ange Jonathan, et la petite fille sa sœur cadette Angel. 

 


Par jeu ou amour fraternel, ce dernier la met au défi : sauver l'espèce humaine de l'anéantissement, et obtenir ce faisant ses ailes et sa liberté. Ainsi se matérialise-t-elle sur une terre hostile, munie d'un œuf mystérieux, et se lance-t-elle en quête de survivants à qui elle pourrait le confier. Et si l'on se doute bien que le film n'est pas bon (nous parlons ici de l'éditeur qui avait amputé le Nausicaa de Miyazaki d'une demi-heure, et rebaptisée celle-ci « Zandra, la princesse des étoiles »), force est de constater que le réalisateur novice fait de son mieux avec les moyens (dérisoires) qui lui sont alloués, et essaie même maladroitement d'apporter un peu d'âme à l'entreprise. En vain. Ce qui n'a pas empêché les acquéreurs d'alors d'être frappés par la beauté étrange des séquences animées, valant au film de ressortir en 2019 en version restaurée 4K chez Arrow Video.


Non moins surprenante, peut-être : la prégnance de cette influence entre les lignes des chefs d’œuvres vidéoludiques que sont le Bloodborne et le Dark Souls III d'Hidetaka Miyazaki, tout aussi exigeants à leur façon. 

 



Qu'il s'agisse de la cité gothique de Yharnam (sa forêt de cauchemar dont les arbres sont tordus tels des griffes sépulcrales, ses rues labyrinthiques toutes en alcôves, idoles estropiées, escaliers en colimaçons, éclairés par des réverbères fantomatiques), ou de son chasseur muet dont nul ne sait rien (lui-même a oublié qui il était avant le Rêve), errant comme au hasard à la recherche d'une issue qui n'existe pas, et qui trouve un semblant de réconfort auprès d'une poupée dont les traits mélancoliques ressemblent à ceux de la fillette du film - telle qu'elle serait si elle avait grandi, jusque dans sa tenue -, les points communs ne manquent pas. 

 


 



Citons aussi ces pêcheurs sans visage qui harponnent à l'aveugle les ombres sur les façades, cette aventure le temps d'une nuit, laquelle débute dans le flamboiement du soleil couchant et s'achève dans la grisaille du petit matin, mais surtout ce silence, ce vide omniprésent, cette narration qui joue la carte de la suggestion, du mystère, sans jamais rien expliciter de ses enjeux ou de son cadre. Les objets alentours sont chargés d'une histoire qu'ils ne livrent pas, ou à peine, laissant le soin au joueur comme au spectateur de reconstituer le puzzle, sans leur donner plus que des pistes - cryptiques, souvent, dans un monde quasi-muet ou bien malin qui pourrait distinguer le bien du mal, à l'ombre de dieux anciens dont il ne reste plus que des coquilles villes. À l'instar de celle que porte Filianore dans Dark Souls III – The Ringed City, en écho saisissant au dénouement de l'animé. Ari Gibson, concepteur du non moins fameux (dans les deux sens du terme) jeu d'action-aventure Hollow Knight, a pour sa part clairement admis l'inspiration, qu'on perçoit dans les décors, la colorimétrie, jusque sur la pochette du CD soundtrack, où le personnage principal apparaît debout dans une coquille d’œuf brisée, à l'image de celle qui orne la première affiche dessinée par Amano. 

 



Quant aux ombres de cœlacanthes, on les retrouve flottant nonchalamment entre les colonnes du dédale minéral (vide, comme de juste) du Nier Re[in]carnation de Yoko Taro (autre génie s'il en est), dans lequel le joueur incarne une mystérieuse petite fille blonde – amnésique et muette, de surcroît.

 


Pour toutes ces raisons (et vraisemblablement bien d'autres encore, tant nous n'avons fait que gratter la surface de son mystère), Tenshi no Tamago s'impose comme une œuvre majeure de l'animation japonaise du XXème siècle, si ce n'est même une œuvre majeure dans l'absolu. À deux ans de son quarantième anniversaire, force est de constater qu'elle n'a objectivement pas pris une ride, à part peut-être dans la patine de ses décors, caractéristique de l'époque. Ainsi ne dira-t-on pas du film qu'il est rétro, moderne ou visionnaire - plutôt qu'il est intemporel, et même : qu'il a sa propre temporalité, qu'on le percevra aujourd'hui comme on le percevait hier et, vraisemblablement, comme on le percevra encore demain, avec la même perplexité, la même sidération, la même impatience parfois, les mêmes spéculations en bout de course. La même passion, aussi, pour peu qu'on aime les belles choses et mieux encore : les choses différentes, dont cet ouvrage aura donné un aperçu providentiel.


En conséquence de quoi ne déplorerons-nous que davantage l'absence (inexplicable) de ce titre au catalogue français, pourtant le plus fourni au monde hors du territoire nippon, et à plus forte raison sachant qu'il en a existé une version sous-titrée dans notre langue, comme suggéré en préambule. Et si chaque année passée depuis lors a vu les espoirs des amateurs se réduire d'autant, il paraît impensable que le « deuxième pays consommateur de mangas au monde » n'y vienne pas tôt ou tard - et c'est la raison pour laquelle la publication du roman aux éditions Black Box fut importante. Parce qu'il n'est pas qu'un joli cadeau fait aux fans, ni un incontournable pour toute bibliothèque japonisante qui se respecte, mais parce qu'il représente pour le grand public un premier point d'accès (et non des moindre) à cet univers fantastique incomparable autant qu'inégalé, dont les portes lui sont injustement restées closes pendant trois décennies par seule frilosité éditoriale. À lui d’emboîter à son tour le pas de ces protagonistes si proches de nous, et à la fois si dissemblables, dans les méandres de ce labyrinthe calcifié dont ils ne ressortiront pas indemnes – si tant est qu'ils en sortent, ou qu'ils le veuillent seulement.

Souhaitons-leur donc mille découvertes et mille révélations, mille raisons de se perdre encore, et encore, et encore, dans cet imaginaire en roue libre, débarrassé de toutes règles et de toutes contraintes, jusqu'à basculer par-dessus le bastingage du monde et dans l'océan au-delà.


Avec, toujours, au fond, cette question lancinante :


Anata wa... dare ?


*



Pour prolonger :

Mamoru Oshii, Rêve, Nostalgie & Révolutions, Julien Sévéon, Editions Imho, 2012

Mamoru Oshii - Rencontre(s), Collectif, sous la direction de Victor Lopez, Les Moutons Electriques, 2021

Yoshitaka Amano – Au-delà de la fantasy, Florent Gorges, Pix'n Love, 2015

 


 

 

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